ATTENTION AUX RUMEURS RéCURRENTES SUR UN "JOURNAL à PLANTER" JAPONAIS PRéSENTANT LE PAYS COMME PIONNIER EN MATIèRE DE DéVELOPPEMENT DURABLE

Depuis des années, des rumeurs virales sur les réseaux sociaux prétendent que le quotidien japonais Mainichi Shimbun est un "journal à planter" qui contiendrait des graines, ce qui en ferait un modèle en termes de réutilisation des ressources et de développement durable. Mais ces affirmations sont trompeuses : elles reposent sur l'extrapolation d'un événement ponctuel réalisé le 4 mai 2015 pour le "Midori no Hi", le "jour de la verdure", férié au Japon. Ce jour-là, 1.500 exemplaires d'une édition spéciale appelée "verte" du journal avaient été distribués, en plus de l'édition classique. Cette dernière ne contient pas et n'a jamais contenu de graines, comme l'a confirmé le Mainichi Shimbun à l'AFP. Cet événement relevait en fait d'une campagne de communication par le média, ont relevé deux chercheurs auprès de l'AFP. Présenter le Japon comme modèle en termes de développement durable est par ailleurs à nuancer, le pays restant parmi les pays les plus gros émetteurs de CO2 au niveau mondial. 

"Au Japon, lorsque vous avez fini de lire le journal Mainichi (l'un des quotidiens le plus vendu du pays - 5 millions d'exemplaires), vous pouvez le planter! Ses pages sont en effet constituées d'un mélange de papier recyclé, d'eau et de petites fleurs ou de graines d'herbes...", assure une publication partagée plus de 5.600 fois sur Facebook depuis le 30 mars. 

D'autres publications partagées à plusieurs milliers de reprises ont repris le même texte début avril (comme ici ou ), laissant entendre que tous les exemplaires du journal seraient ainsi "plantables", parfois suivies de commentaires félicitant le Japon pour ses engagements en matière de développement durable ou suggérant à d'autres pays comme la France de développer des initiatives semblables.

Des messages semblables, parfois décrivant le "journal Mainichi" comme le "quotidien le plus vendu du pays", circulent depuis plusieurs années, collectant des dizaines de milliers de partages sur Facebook par des internautes basés en France (comme ici en 2017, aussi en 2018, ici en 2021, et en 2022) mais aussi au Québec ou encore au Niger, ainsi que sur Instagram, sur LinkedIn ou encore sur X.

Mais ces affirmations sont trompeuses : elles reposent sur une extrapolation d'un événement ponctuel de communication réalisé le 4 mai 2015 pour le "Midori no Hi", le "jour de la verdure" férié au Japon, comme l'a confirmé le Mainichi Shimbun à l'AFP et comme nous avons pu le constater en consultant des exemplaires récents du journal.

Une édition exceptionnelle en 2015

Pour remonter à l'origine de ces rumeurs, nous avons commencé par effectuer une recherche sur Google à partir des mots "journal à planter", "Japon", et "Mainichi Shimbun".

On tombe alors sur plusieurs articles ou vidéos de médias en français publiés à plusieurs années d'intervalle (comme ici en 2017 dans le Figaro ou en 2018 sur BFMTV), utilisant certaines des images également diffusées par les publications sur les réseaux sociaux.

La légende de la vidéo de BFMTV indique que l'initiative existe "depuis août 2015", laissant à penser qu'elle pourrait toujours être en cours.

Le premier paragraphe de l'article du Figaro précise lui que "le journal diffusé à plus de 5,6 millions d'exemplaires par jour sur deux éditions peut ainsi fleurir quand on le plante", suggérant également que ces exemplaires seraient vendus tous les jours. 

En effectuant une recherche par dates pour exclure les contenus publiés après 2016 (comme détaillé dans ce tutoriel réalisé par l'AFP) avec des mots-clés en anglais cette fois, on peut retrouver une vidéo publiée sur YouTube le 20 août 2015 (archivée ici), qui mentionne aussi le "green newspaper" du Mainichi Shimbun. 

Une voix-off indique néanmoins que ce journal aurait été édité "le jour de la verdure", ("greenery day" en anglais) et aurait "touché plus de 4,6 millions de personnes".

Ce "jour de la verdure", ou "Midori no Hi" en japonais (qui peut aussi être traduit par "jour vert" ou "jour de la nature"), est un jour férié au Japon célébré le 4 mai, qui fait partie de la "Golden week", une suite de jours fériés au début du mois de mai.

Avec ces éléments et en effectuant une nouvelle recherche sur Google à partir des mots "Mainichi Shimbun" ("毎日新聞") et "green newspaper" écrit en caractères japonais ("グリーンニュースペーパー") autour du 4 mai 2015, il est possible de retrouver mention de cette initiative dans les pages du quotidien et ses publications sur X (ici ou ).

Un article publié le 1er mai 2015 (lien archivé ici) indique notamment que "le Mainichi Shimbun deviendra vert pour le 'Midori no hi'", annonçant en parallèle un événement à Tokyo appelé "Green holiday Tokyo" ce jour-là.

L'article précise que l'édition spéciale du "Green newspaper" devait être composée de "quatre pages" proposées en plus du journal habituel, pour les éditions du matin du "Mainichi Shimbun Tokyo, Osaka et celle des bureaux de l'ouest du pays", allait être imprimée sur du "papier recyclé" et devait contenir des "graines de fleurs".

Il est également indiqué que cette édition spéciale devait être "distribuée gratuitement" lors de l'événement organisé dans un quartier central de Tokyo, au cours duquel des activités de "plantation des graines du journal" étaient également prévues.

Un autre article (aujourd'hui plus disponible en ligne mais dont des archives sont encore consultables) ajoute que "l'objectif du 'green newspaper' est de faire prendre conscience aux gens de l'importance de la nature tout en s'amusant". 

La description d'une vidéo (lien archivé ici) sur cet événement publiée sur le site du journal précise également que "1.500 exemplaires du 'green newspaper' ont été distribués, chaque édition contenant des articles liés à l'environnement imprimés sur du papier contenant cinq types de graines".

Des archives de la page dédiée au "jour de la nature" en 2015 montrent aussi que le site internet du journal s'était lui aussi paré de vert pour l'occasion, le logo du Mainichi Shimbun, d'habitude bleu, ayant été verdi, tout comme les titres de certains articles et rubriques.

Une dizaine d'articles liés à l'environnement et la nature étaient aussi mis en avant.

En revanche, rien n'indique qu'une telle campagne ait depuis été reproduite. 

Une recherche par mots-clés sur Google en excluant les résultats après 2016 n'a pas donné de résultats mentionnant d'autres distributions plus tardives de ces "journaux verts" à planter par le Mainichi Shimbun ni de généralisation d'une telle pratique.

Une initiative "pas reproduite" par le journal

"Le journal Mainichi Shimbun ne contient pas de graines tous les jours. Il n'en a jamais contenu. Les 'green newspapers' sont totalement distincts du vrai journal", a confirmé le journal auprès de l'AFP le 12 avril 2024.

"The Mainichi Newspapers Co. a distribué un 'green newspaper' spécial contenant des graines de fleurs lors d'un événement organisé le 4 mai 2015, qui est la 'journée de la verdure', un jour férié national", mais "cet événement n'a pas été reproduit", détaille le Mainichi Shimbun.

Le journal précise aussi qu'"au total, 1.500 exemplaires ont été distribués gratuitement", et que "l'objectif était de faire prendre conscience de l'importance de la nature".

Ces chiffres sont bien loin des "4,6 millions" d'exemplaires vendus mentionnés dans certaines publications parlant de ce journal à planter. Ces derniers semblent plutôt se rapprocher des chiffres "d'audience" ou de "circulation" des éditions classiques du journal en 2015, c'est-à-dire le nombre de personnes "touchées" par un journal, par exemple en y ayant accès via un membre de leur famille ou leur entreprise, mais qui est à différencier du nombre strict d'exemplaires vendus dudit journal. 

L'AFP a par ailleurs pu constater que les exemplaires du quotidien depuis le 10 janvier 2024 et jusqu'au 14 avril 2024, disponibles en consultation libre à la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, ne contenaient pas de graines à planter, et que leurs logos étaient bien bleus et non verts comme ceux de l'exemplaire spécial du 4 mai 2015.

L'équipe du bureau de Tokyo de l'AFP a également constaté la même chose pour les récents exemplaires du Mainichi Shimbun qu'elle reçoit.

En tentant de "planter" l'une des éditions classiques du quotidien, on se rend par ailleurs bien compte qu'il ne contient que du papier et ne permet pas de faire pousser des plantes, comme l'avait aussi démontré un Youtubeur hispanophone basé au Japon dans une vidéo (archivée ici) qui revenait sur ces rumeurs trompeuses, diffusée en juin 2021. 

Des éditions spéciales communes au Japon

L'édition du 4 mai 2015 relevait "davantage d'une initiative commerciale, même si le fond est bon", analyse César Castellvi, maître de conférences en sociologie du Japon à l'Université Paris Cité, auprès de l'AFP le 15 avril. 

Sur un site géré par l'association japonaise des éditeurs et des rédacteurs de journaux, qui permet notamment de retrouver des données sur des campagnes publicitaires réalisées dans les médias japonais, on peut par ailleurs retrouver la maquette de l'édition spéciale du 4 mai 2015 (archivée ici).

On peut constater qu'elle continent bien quatre pages avec des articles liés à l'environnement, ainsi que deux pages publicitaires pour des bières "Green Label" de la marque Kirin, qui a en partie financé l'édition.

C'est le groupe Dentsu, l'un des principaux publicitaires au Japon, qui a pris part à la production de cette édition spéciale, est-il aussi indiqué.

Le groupe a confirmé le 19 avril avoir participé à cette campagne auprès de l'AFP, renvoyant vers le Mainichi Shimbun pour les détails sur cette dernière.

"Il s'agit davantage d'une campagne marketing que d'une réelle révolution en la matière", développe César Castellvi, ajoutant que "par la suite, le modèle n'a pas été repris par d'autres quotidiens, et le Mainichi lui-même est peu revenu sur cette campagne depuis".

Raphaël Languillon, chercheur et géographe à l'Institut Français de Recherche sur le Japon (lien archivé ici) et à l'Institut de Gouvernance de l'Environnement et de Développement Territorial (IGEDT) de l'Université de Genève, estime aussi le 23 avril à l'AFP que la diffusion de cette édition correspond à "un coup de publicité" pour le journal, voire à une action pouvant s'apparenter à du "greenwashing" (c'est-à-dire une utilisation trompeuse d'arguments faisant état de bonnes pratiques environnementales dans des opérations de marketing ou de communication), soulignant néanmoins qu'il a pu permettre de mettre en lumière des problématiques liées à l'environnement auprès de la population.

L'initiative n'est par ailleurs pas exclusive au Japon, à l'inverse de ce que suggèrent les publications très partagées sur les réseaux sociaux. Il existe aujourd'hui plusieurs entreprises qui proposent divers objets de papeterie contenant des graines à planter, basées dans plusieurs pays  -comme "Carteapousser.com" (lien archivé ici), "Good Act" (lien archivé ici), ou encore "Kokopelli" (lien archivé ici)- et il est ainsi relativement facile en avril 2024 de se procurer de tels produits depuis la France par exemple.

En cherchant les mots "green newspaper" en japonais dans le moteur de recherche du site qui recense les campagnes de communication réalisées par les médias et publicitaires, on ne retrouve par ailleurs pas d'autre occurrence que celle-ci, laissant également penser que la campagne n'a pas été reproduite par le Mainichi Shimbun.

Les éditions spéciales de journaux japonais, distribuées gratuitement à l'occasion d'actualités marquantes ou pour des jours particuliers sont par ailleurs courantes au Japon, rappelle aussi César Castellvi.

Dans un article publié en mars 2020 sur ces dernières (appelées "gōgai "), le chercheur expliquait qu'il s'agit "d'éditions spéciales qui se distinguent surtout de la publication régulière du journal", notant que "la distribution de gōgai dans les quartiers animés est aussi un moyen pour les différents journaux de rappeler leur présence à la population".

Car si la presse papier est aujourd'hui toujours très vendue au Japon, comme le montrent les chiffres disponibles sur le site de l'association japonaise des éditeurs et des rédacteurs de journaux (lien archivé ici), les plus grands titres proposant souvent deux éditions par jour (une matinale et une le soir), les ventes de journaux sont néanmoins en déclin dans le pays, analysait le Reuters Institute pour l'étude du journalisme en 2022 (lien archivé ici). 

"Être abonné à un journal, même si on ne le lit pas, reste commun au Japon (...) et la presse est une industrie qui emploie beaucoup", relève César Castellvi, ajoutant cependant que "les lecteurs des journaux papiers restent, comme partout dans le monde, des personnes plus âgées, et dans un pays où un tiers de la population a plus de 65 ans, l'avenir des journaux papier reste une question".

C'est particulièrement vrai pour le Mainichi Shimbun, qui se présente (lien archivé ici) sur son site comme le "plus ancien quotidien japonais", né en 1872, mais connaît depuis quelques années des difficultés financières, selon César Castellvi.

"Si les journaux japonais consomment moins de papier aujourd’hui, c'est surtout parce que leur tirage a largement diminué depuis la fin des années 2010, en particulier le Mainichi Shinbun. Concernant les lecteurs, rien ne montre que cette campagne de 2015 a eu de réel effet", développe-t-il. 

Le développement durable au Japon 

Présenter le Japon comme "pionnier" en matière de développement durable comme cela est sous-entendu dans les publications ne reflète par ailleurs tout à fait la réalité, estiment les experts interrogés par l'AFP.

Le Japon figure ainsi parmi les 10 pays les plus émetteurs de CO2 (à la 9ème place, juste après le Royaume-Uni et avant le Canada), selon une analyse (archivée ici) prenant en compte les émissions cumulatives de CO2 réalisée en 2021 par le site britannique consacré au réchauffement climatique Carbon Brief.

Or, le fait que les émissions de CO2 générées par les humains sont responsables du réchauffement actuel du climat fait aujourd'hui consensus parmi la communauté scientifique, comme détaillé dans cette fiche réalisée par l'AFP.

"Du point de vue énergétique, le Japon repose principalement sur l'énergie thermique issue des énergies fossiles, du charbon et une très importante part d'importations de gaz et de pétrole de Chine et de Russie", relève Raphaël Languillon.

"En termes de production d'électricité, le Japon n'est aujourd'hui clairement pas un modèle", résume le chercheur, soulignant néanmoins que le pays a lancé une "stratégie ambitieuse et pionnière sur l'hydrogène" visant à réduire sa dépendance au gaz, pétrole et charbon, mais dont les premiers résultats (lien archivé ici) ne sont pour l'heure pas tout à fait à la hauteur des attentes.

Raphaël Languillon cite aussi le fait que "le Japon a misé depuis longtemps sur le train, plutôt que l'avion par exemple, comme mode de transport", de façon "bien plus importante que les Etats-Unis, ou même que certains pays d'Europe dont la France", ainsi que le fait que "le parc automobile comprend une très large majorité de voitures électriques".

Le chercheur relève par ailleurs des disparités entre les politiques mises en place à l'échelle des collectivités territoriales, dont des villes ou quartiers, dont certaines sont "très vertueuses", notamment en termes de collecte des déchets et de recyclage, comme détaillé dans cet article (archivé ici) du Washington Post.

Le gouvernement japonais a aussi publié une feuille de route (archivée ici) sur le tri et la valorisation des déchets plastiques, le pays étant l'un des plus gros producteurs de déchets plastiques.

Mais Raphaël Languillon note toutefois que "les infrastructures ne sont pas suffisantes", ce qui mène à une incinération d'une partie des déchets même recyclés, permettant elle-même de produire de l'électricité, mais générant aussi des gaz à effets de serre, comme également détaillé dans cet article (archivé ici) du Financial Times.

La communication autour des objectifs de développement durable de l'ONU 

L'idée de développement durable est néanmoins très présente dans la communication des entreprises au Japon, relèvent les chercheurs interrogés par l'AFP

"Quelque chose d'assez frappant dans la presse au Japon, c'est la mise en avant dès les années 2010 des 'SDG' [pour 'sustainable development goals', les objectifs de développement durable de l'ONU, NDLR], pour par exemple justifier des reportages", relève César Castellvi.

"C'est un sujet qui revient très souvent, plus souvent qu'en France, qui est aussi repris par les entreprises en termes de communication", détaille le chercheur, précisant que "l'Asahi Shinbun, autre grand quotidien national, a même créé un média en ligne dédié à ce thème", et estimant ainsi que "de ce point de vue, il est peut-être possible de dire qu'ils sont pionniers".

Le Mainichi Shimbun a lui aussi développé une rubrique appelée "Mottainai" - lien archivé ici (une phrase japonaise qui fait référence au regret lié à un gaspillage, et donc plus généralement, à l'idée de réduire le gaspillage en recyclant), qui recense des articles liés au développement durable sur son site.

Mais ces efforts de communication "sont à prendre avec des pincettes", estime César Castellvi, le Japon étant un pays qui "consomme toujours beaucoup de plastique et d'électricité". 

"Au niveau de la communication sur ces objectifs de développement durable, cela fonctionne très bien. Mais ce n'est pas toujours mis au regard de faits concrets", abonde aussi Raphaël Languillon, citant par exemple le "mur construit sur la côte nord-est du Japon après le séisme de 2011, qui est catastrophique sur les plans environnemental mais aussi social".

Le chercheur mentionne aussi le rapport particulier à la nature au Japon, où "trois conceptions de la nature, liées à l'animisme donc à la religion, au modernisme donc à une conception plus européenne et à l'esthétique donc plus historiquement liée à la Chine, s'entremêlent", ce qui peut mener à des interprétations trompeuses ou mal comprises sur la relation des Japonais avec l'environnement.

"Ce qui touche à l'environnement au Japon, c'est toujours un peu ambigu", résume César Castellvi.

Ce n'est en effet pas la première fois que des rumeurs visant à présenter le Japon comme un pays modèle en termes de protection de la nature ou d'écologie sont largement relayées sur les réseaux sociaux.

Fin août 2023, l'AFP avait par exemple vérifié des rumeurs assurant qu'au Japon, tout arbre susceptible de se trouver sur une route en construction était déplacé et replanté, ce qui s'appuyait aussi sur une extrapolation de situations exceptionnelles, comme détaillé dans cet article

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